NANCY KLEER (OLTHUIS, KLEER, TOWNSHEND LLP)
Je travaille pour la Nation Innue du Labrador depuis presque 30 ans.
J’ai par conséquent eu le privilège d’apprendre à connaître le peuple innu, de découvrir son histoire et d’acquérir une connaissance de première main des injustices dont il a été victime.
Au cours de toutes ces décennies, bon nombre d’aînés innus sont morts sans avoir obtenu justice pour les dommages qu’ils avaient subis à cause du projet Churchill Falls.
Comme le Grand Chef, la Grande Chef adjointe et les membres de la communauté l’ont expliqué plus tôt aujourd’hui – par vidéo, dans le cas de ces derniers – le mode de vie traditionnel des Innus a été détruit sur une grande partie de leur territoire, il y a de cela plus de 50 ans, lorsque des milliers de kilomètres de leurs terres ancestrales ont été inondées et que d’autres terres ont été touchées.
Ces dommages étaient attribuables à la construction du barrage sur le fleuve Churchill ainsi qu’à la construction de corridors de transmission et de chemins d’accès au Labrador, menant au projet hydroélectrique d’Upper Churchill Falls.
Le réservoir Smallwood, comme on appelle maintenant les terres inondées, s’étend sur une superficie de plus de 6 500 kilomètres carrés, ce qui représente à peu près 1000 kilomètres carrés de plus que la superficie de l’Île-du-Prince-Édouard.
Les Innus vivaient, chassaient et piégeaient des animaux depuis des milliers d’années sur ces terres, et ils y enterraient également leurs morts.
L’inondation a submergé bon nombres de sites qui revêtaient une grande importance sur les plans culturel, historique et spirituel.
Cette action a causé des dommages irréparables aux écosystèmes et a porté atteinte aux traditions et aux moyens de subsistance du peuple innu.
Encore une fois, comme les conférenciers précédents l’ont souligné, le barrage a été construit sur le fleuve sans que les Innus reçoivent quelque préavis, sans qu’on les consulte et – encore aujourd’hui – sans qu’Hydro-Québec leur verse quelque compensation. Il y a 50 ans que le compte est en souffrance.
Hydro-Québec a joué un rôle déterminant dans la construction de la centrale hydroélectrique Churchill Falls.
Pour dire les choses simplement, n’eût été d’Hydro-Québec, il n’y aurait pas eu de projet Churchill Falls.
Hydro-Québec a fourni les garanties que le milieu de la finance exigeait pour que cette société d’État québécoise puisse conclure le contrat de construction de plusieurs milliards de dollars. En 1969, Hydro-Québec a signé un contrat à long terme, venant à expiration en 2041, prévoyant l’achat de la quasi-totalité de l’énergie produite à Churchill Falls. Hydro-Québec devait aussi construire de nouvelles lignes de transmission au Québec afin d’être en mesure de recevoir toute cette électricité.
Bref, sans Hydro-Québec, les dommages décrits précédemment n’auraient jamais été causés aux terres des Innus.
En tant que membre de l’équipe de conseillers juridiques de la Nation Innue du Labrador, je souhaite mettre en lumière certains éléments clés de notre cause.
Premièrement, en vertu du droit canadien, personne n’est autorisé à voler la terre d’un tiers.
Pourtant, c’est exactement ce qu’Hydro-Québec a fait au cours des 50 dernières années, en inondant et en utilisant les terres des Innus sans obtenir leur permission.
Deuxièmement, Hydro-Québec a empoché des dizaines de milliards de dollars en prenant l’électricité produite à Churchill Falls et en la vendant au Vermont, au Massachusetts, à l’État de New York et à d’autres États américains, et les Innus n’ont rien reçu d’Hydro-Québec en guise de compensation.
On peut se demander pourquoi les Innus poursuivent aujourd’hui Hydro-Québec en justice, en pleine pandémie, plus de 50 ans après la construction du barrage.
Tout d’abord, les tribunaux n’ont reconnu que récemment la capacité de poursuivre une société, mais non la Couronne, pour la violation des droits des peuples autochtones.
Ensuite, le gouvernement fédéral et les rapports produits à la suite d’innombrables enquêtes ont invité l’ensemble des Canadiens à participer à la réconciliation, et Hydro-Québec doit aussi se prêter à cet exercice.
La réparation et la restitution pour les préjudices subis par les peuples autochtones, dont les droits ont été bafoués, que ce soit dans le système des pensionnats qui leur a été imposé ou à cause du vol de leurs terres afin de permettre aux entreprises de réaliser des bénéfices, font partie du processus de réconciliation.
Hydro-Québec continue à réaliser des bénéfices grâce au projet Churchill Falls, mais n’a toujours fait aucune démarche pour dédommager les Innus du Labrador pour les dommages qu’ils ont subis.
C’est pourquoi la Nation Innue du Labrador poursuit Hydro-Québec en justice.
C’est aussi maintenant le temps de donner effet à la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, y compris le droit à un consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause.
Le consentement préalable, donné librement et en connaissance de cause, doit être de nature rétroactive et prospective.
Plutôt que de s’adresser aux tribunaux pour obtenir un redressement, les Innus auraient préféré en arriver à une entente négociée avec Hydro-Québec, afin d’établir une relation avec cette société d’État et afin de trouver des solutions pour réparer les torts subis par le passé, qui vont bien au-delà des questions pécuniaires.
En 2011, la Nation Innue du Labrador a négocié l’entente de réparation Upper Churchill, qui fait partie de l’entente « New Dawn ».
Au titre de cette entente, l’entreprise de services énergétiques de Terre-Neuve-et-Labrador, Nalcor Energy, a accepté de verser une compensation partielle pour les dommages causés par le projet Upper Churchill Falls.
En revanche, au fil des ans, les dirigeants innus ont à maintes occasions exhorté Hydro-Québec à engager le dialogue avec eux.
Toutefois, Hydro-Québec a manifestement fait la sourde oreille, malgré les demandes que nous lui avons présentées à maintes reprises.
La Nation Innue du Labrador estime que le temps est venu de conclure une entente; elle déploie beaucoup d’efforts pour en arriver enfin à une entente négociée avec le gouvernement fédéral et avec la province de Terre-Neuve-et-Labrador, et un règlement est en vue.
Un traité moderne, ou un accord sur des revendications territoriales, comme on appelle aussi ce genre d’entente, permettrait de satisfaire aux revendications territoriales des Innus du Labrador. Ces derniers ont officiellement entrepris les négociations visant la ratification d’un traité; disons que la démarche a pris du temps. Les revendications des Innus portent sur une grande partie du Labrador, y compris les terres auxquelles le projet Churchill Falls a causé des dommages.
Les traités modernes ne prévoient pas de compensation pour les dommages causés aux terres des Innus par le passé. La Nation Innue du Labrador doit, par conséquent, régler cette question cruciale que sont les dommages causés à ses terres, tout en concluant le traité.
Les Innus du Labrador tiennent à conclure un tel traité afin d’honorer les aînés aujourd’hui disparus, de même que ceux qui sont encore vivants et qui n’ont toujours pas vu le versement de quelque compensation pour les dommages causés à leur terre.
Ils mènent aussi des négociations pour les futures générations d’Innus du Labrador, qui ne pourront jamais jouir de cette partie importante de leur territoire, qui a été détruite.
Alors, aujourd’hui, la Nation Innue du Labrador demande aux tribunaux de Terre-Neuve-et-Labrador de lui faire justice pour les dommages qu’Hydro-Québec a causés à ses terres, à ses droits de récolte traditionnels, à sa culture, et à ses traditions.
La Nation Innue du Labrador serait évidemment favorable à l’idée de négocier avec Hydro-Québec une compensation équitable pour les préjudices qu’elle a subis.
Il est difficile de chiffrer en dollars la compensation à demander aux tribunaux. Ce qui a été perdu n’a pas de prix. Toutefois, en l’espèce, il n’est pas possible de ressusciter le passé pour retrouver ce qui a été perdu. La seule mesure que les tribunaux peuvent prendre est d’obliger Hydro-Québec à verser aux Innus une part de ses bénéfices.
D’aucuns ont estimé qu’Hydro-Québec a déjà réalisé des bénéfices de 80 milliards de dollars grâce au projet Churchill Falls – et cette somme pourrait atteindre 150 milliards de dollars à l’expiration du contrat de production d’électricité, en 2041.
La Nation Innue du Labrador demande aux tribunaux d’obliger Hydro-Québec à verser une juste part des bénéfices que cette dernière réalise après avoir détruit les terres innues. Cette part équivaut à au moins quatre milliards de dollars, selon certaines estimations.
Il y a 50 ans que le compte est en souffrance.
– FIN –